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Démocratie participative : une solution à la fatigue des systèmes politiques occidentaux ?

Ces dernières années, les initiatives visant à associer directement les citoyennes et citoyens à la prise de décision politique connaissent un développement spectaculaire. En Suisse, deux démarches participatives inédites récentes illustrent cette tendance en lien avec le thème de la santé : le Forum citoyen sur le système de santé organisé par l’association Demoscan avec le soutien de la Fondation Leenaards, et la toute première Assemblée citoyenne nationale, initiée par les universités de Genève et de Zurich. Si ces formats suscitent l’intérêt des chercheuses et chercheurs, des institutions et du public, ils ne font pas l’unanimité.

Par

Michel Balavoine

Directeur des Éditions Médecine et Hygiène

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Assemblée Citoyenne

© Caroline Krajcir

Invités

Manon Loisel

Enseignante à Sciences Po Paris, consultante en politiques publiques

Nenad Stojanović

Professeur à l'Université de Genève, directeur du Centre d'études sur la démocratie d'Aarau

Entretien

Pour Nenad Stojanović, politologue à l’Université de Genève et co-initiateur de l’Assemblée citoyenne nationale, ces démarches incarnent une voie d’avenir : elles montrent qu’un groupe représentatif peut s’approprier des questions complexes, formuler des propositions concertées et enrichir la démocratie. Manon Loisel, enseignante à Sciences Po Paris et consultante en politiques publiques locales, estime, elle, que la réalité est plus ambivalente : dans Pour en finir avec la démocratie participative, co-écrit avec Nicolas Rio, elle dénonce ainsi une « fuite en avant participative » qui, sous le couvert de l’inclusion, oublie les citoyennes et citoyens les plus éloignés de la politique.

Au fil de cette interview croisée, les deux spécialistes confrontent leurs expériences, leurs constats, et surtout leurs visions : entre promesse démocratique et réalité, quel avenir pour la participation citoyenne ?

La démocratie, longtemps perçue comme un idéal politique, traverse aujourd’hui une zone de turbulence. À mesure que s’érodent la confiance envers les institutions, l’intérêt pour la chose publique et la participation électorale, les appels à repenser nos modes de gouvernance se multiplient. Dans un monde confronté à des crises sanitaires, écologiques et sociales sans précédent, la démocratie représentative semble montrer ses limites. Face à ces constats, une alternative émerge : celle de la démocratie participative. Assemblées citoyennes, jurys populaires, conventions et panels délibératifs fleurissent un peu partout dans le monde. Leur ambition ? Redonner une voix directe à la population, faire émerger une intelligence collective à partir d’un groupe représentatif et formuler des propositions concrètes sur des sujets complexes, dans un cadre délibératif encadré. Ce type de démarche, s’il n’est pas nouveau, connaît un regain spectaculaire, porté par des institutions, des fondations, des collectivités locales ou encore des universités.

Mais cette démocratisation de la décision politique est loin de faire consensus. Derrière l’engouement apparent se dessinent des lignes de fracture : faut-il y voir une réelle innovation démocratique ou une tentative désespérée de restaurer une légitimité en crise ? Ces démarches donnent-elles véritablement du pouvoir aux citoyennes et citoyens ? Et que penser de cette multiplication d’expériences participatives ? Sont-elles à la hauteur des promesses qu’elles portent ? Pour en débattre, deux voix éclairantes croisent ici leurs regards : celle de Nenad Stojanović, politologue convaincu de la pertinence de ces démarches, et celle de Manon Loisel, praticienne et chercheuse qui en critique les effets pervers. Deux visions contrastées qui interrogent, en profondeur, les contours de notre avenir démocratique.

Michael Balavoine

On entend un peu partout qu’il y a une fatigue démocratique dans les pays occidentaux. Partagez-vous ce constat ?

Manon Loisel

En France, la crise démocratique est à la fois un concept omniprésent dans les médias et dans les débats publics, et une réalité très concrète sur le terrain : des élus locaux qui ne savent plus à quoi ils servent, des agents qui ont l’impression de prendre les décisions à la place des élus, des contre-pouvoirs qui ont du mal à exister et des citoyens qui se sentent peu ou mal représentés. Cette crise s’incarne par l’abstention qui progresse à chaque scrutin (hormis les dernières législatives) et concerne toutes les échelles. C’est aussi une montée de la défiance des citoyennes et citoyens envers la classe politique en général et une forme de désintérêt global pour l’action publique, qui est vue comme un instrument technocratique, une somme de dispositifs techniques relativement désincarnés.

Nenad Stojanović

La situation n’est pas identique en Suisse, où il faut mettre ce terme de crise entre guillemets. Le taux de participation dans les votations est certes bas, autour de 45 %, mais cela ne date pas d’hier. On observe ce phénomène depuis les années 1980 ! Et surtout, en Suisse, nous votons trois ou quatre fois par année. Or, des études montrent que sur une législature de quatre ans, environ 80 % des personnes participent au moins une fois à une votation. L’implication des citoyens suisses dans la vie électorale n’est donc pas si mauvaise. Autre point : il faut nuancer la perte de confiance des citoyennes et citoyens suisses envers leurs institutions politiques. Un peu partout en Europe, les sondages montrent des chiffres alarmants. À peine plus de 42 % des Français et des Italiens font confiance à leurs institutions politiques. La moyenne dans les pays de l’OCDE se situe autour des 60 %. Selon ces mêmes sondages, en Suisse, on atteint 82 %.

« Il y a quelque chose qui se joue autour de la proximité : plus l’élu est distant, plus la défiance est grande. »
Manon Loisel

Si le mouvement est moins prononcé en Suisse, quels éléments expliquent ce recul de la confiance envers les institutions ?

M. L.

Il me semble que la proximité joue un rôle important. En France, 60 % des citoyens font encore confiance à leur maire, 40 % aux députés et 20 % au président. On voit bien qu’il y a quelque chose qui se joue autour de la proximité : plus l’élu est distant, plus la défiance est grande.

N. S.

En Suisse, même si les scores sont plus élevés, nous constatons aussi une baisse de la confiance envers le monde politique. Pour la première fois l’année dernière, celles et ceux qui pensent que le monde politique fait du bon travail sont moins nombreux que celles et ceux qui pensent le contraire. Le phénomène est probablement lié en partie à l’épisode du Covid, mais il reste malgré tout difficile à élucider complètement. Nous observons aussi qu’il devient de plus en plus difficile, dans les petites communes, de trouver des personnes disposées à se porter candidates lors des élections. D’après les dernières études, la moitié des communes suisses sont confrontées à ce problème.

Les démarches participatives qui fleurissent un peu partout sont vues comme une manière de faire face aux problèmes que vous évoquez. Ces dispositifs ne datent pourtant pas d’hier. Quelles nouveautés expliquent l’engouement actuel ?

N. S.

Les démarches participatives apparaissent effectivement dès les années 1960, notamment dans le cadre des mouvements de contestation de 1968. Le Danemark, en 1960 déjà, a commencé à expérimenter des conférences de consensus. Le but était d’intégrer davantage les citoyens ordinaires dans la vie politique. En Allemagne, il y a eu, dans les années 1980, des cellules de planification, notamment pour s’occuper de la manière de gérer le territoire. Ce qui est nouveau dans les démarches participatives de ces dernières années, c’est le recours au tirage au sort, à partir du registre officiel des habitants, pour sélectionner les personnes qui participent à ces expériences, qu’il s’agisse de forums, d’assemblées, de conventions ou de conseils citoyens. Ce changement est majeur, parce qu’il permet de faire revenir dans le jeu démocratique aussi celles et ceux qui ne participent habituellement pas à la vie politique. Certains pays ont même institutionnalisé l’assemblée citoyenne dans leur système de gouvernement. En Belgique, par exemple, dans la partie de langue allemande, il existe un conseil avec 24 citoyens tirés au sort. Il est appelé Bürgerrat et fait désormais partie des institutions de la communauté germanophone. Dans la région du Vorarlberg, en Autriche, et dans certains cantons suisses, on observe le même phénomène.

M. L.

En France, c’est dans les années 1960-70 qu’émergent les premières expériences de démocratie participative. À l’époque, c’est sous l’impulsion de militants de la gauche non communiste que ces outils voient le jour. Ils font partie d’une remise en cause du système politique, et notamment du projet de modernisation voulu par le général de Gaulle. Ces démarches s’inscrivent dans un idéal d’autogestion porté notamment par la CFDT (Confédération française démocratique du travail, premier syndicat français par le nombre de syndiqués, ndlr), avec des groupes de lutte emblématiques tels que les groupes d’action municipale à Grenoble. Cela dit, en France, la démocratie participative telle que nous la connaissons aujourd’hui trouve ses racines principalement dans les années 2000. À cette période, on assiste à une forme d’institutionnalisation de ces démarches, mais dans un autre sens que celui évoqué par Nenad Stojanović. Les institutions gouvernementales ont ainsi défini le cadre de ces dispositifs. Et ce sont notamment les initiatives liées à la protection de l’environnement qui vont les rendre de plus en plus populaires et favoriser leur généralisation. Les démarches participatives s’inscrivent aussi, toujours chez nous, dans une volonté de décentralisation, avec des formes de participation obligatoire présentes à toutes les échelles, des conseils de quartier aux conseils municipaux. Cette multiplication des dispositifs nous a conduits, avec Nicolas Rio, à évoquer une forme de fuite en avant participative. Aujourd’hui, pour toute action publique, à toutes les échelles, il existe une injonction à faire participer les citoyens.

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« Il existe un danger d’instrumentalisation du politique lorsqu’il organise lui-même ces débats participatifs. »
Nenad Stojanović
N. S.

Quand j’évoquais une institutionnalisation, je ne pensais pas à l’organisation et au pilotage de ces formes de débat par des instances gouvernementales. Pour moi, le terme signifie que des organes tirés au sort deviennent une composante intégrante du système gouvernemental, régis par une loi ou un règlement qui définissent leur rôle et leur fonctionnement. L’idéal serait que cet organe soit indépendant du pouvoir exécutif, pour éviter toute sorte de problèmes observés en France, notamment avec la Convention nationale sur le climat, utilisée comme alibi par le gouvernement pour prétendre la prise en compte de cette problématique. Il existe en effet un danger d’instrumentalisation du politique lorsqu’il organise lui-même ces débats participatifs.

Le fait que ce type de démarche soit organisé par des institutions ou des gouvernements, comme dans le contexte français, peut effectivement poser des problèmes de récupération. Comment l’éviter ?

M. L.

C’est difficile, à mon avis. Une partie des acteurs publics utilisent la démocratie participative pour éviter d’aborder un problème d’action publique. C’est un peu comme lorsqu’une commission d’experts est mise en place pour traiter un point précis : cela permet d’éviter de se confronter au problème, qu’on cherche une réponse ou non. C’est un peu pareil avec la démocratie participative : elle peut être instrumentalisée pour éviter d’agir. Mais cette utilisation abusive n’est pas la limite principale de la démarche. Qu’il s’agisse de techniciens de l’action publique ou d’élus, de nombreuses personnes souhaitent vraiment mettre en place des dispositifs de démocratie participative pour faire avancer les choses. Il ne s’agit donc pas d’un procès en insincérité. La thèse que Nicolas Rio et moi défendons dans notre livre, c’est plutôt que la démocratie participative ne peut pas, pour des raisons structurelles et à cause des effets pervers trop importants, corriger les manquements de nos systèmes démocratiques. L’instrumentalisation peut être un problème, mais je n’insisterais pas forcément sur ce point. Car cela reviendrait à dire qu’il y a une bonne et une mauvaise manière de faire de la démocratie participative.


            
"Pour en finir avec la démocratie participative" - Manon Loisel et Nicolas Rio Voir l'image en grand open gallery

N. S.

Sur ce point, je suis entièrement d’accord. Les assemblées citoyennes pilotées ou influencées par le gouvernement ne sont certainement pas l’exemple à suivre !

La démocratie participative est donc loin d’être la panacée dans votre pays ?

M. L.

Il y a trois choses principales qui me font penser que la démocratie participative est plus un symptôme qu’un remède à la crise que nous vivons. La première, c’est que cette démocratie participative vient davantage creuser les inégalités de représentation que les corriger. Les taux d’abstention ne sont pas neutres : les gens qui s’abstiennent, si on résume, ce sont les gens les moins diplômés et les moins fortunés. Des déterminants socio-économiques se cachent derrière cette attitude. Or, même en utilisant le tirage au sort et de nombreuses autres méthodes, celles et ceux qui s’abstiennent ne participeront pas forcément non plus à ces dispositifs. S’ils se tiennent à l’écart de l’action publique, ils se tiennent généralement aussi à l’écart des dispositifs participatifs. Typiquement, pour la Convention citoyenne pour le climat, il a fallu appeler plus de 10 000 personnes pour réussir à trouver 150 personnes représentatives qui acceptent de participer. Ce n’est donc pas parce que des personnes sont tirées au sort, qu’on leur dégage du temps, voire qu’on leur donne de l’argent pour prendre part à une démarche participative, que vous allez réussir à embarquer celles et ceux qui ne participent pas à l’action publique.

Et il y a une deuxième chose : même si l’on arrive à réunir des personnes aux profils très variés, les mécanismes de domination liés aux diplômes, aux écarts de richesse et au statut homme-femme se réinstallent rapidement, et ce malgré les efforts déployés pour améliorer les méthodologies de discussion. La démocratie participative ne permet pas de résoudre cet enjeu de la redistribution de la parole. Il y a des voix que nous n’arrivons plus à entendre. Pour y remédier, il faut réussir à se mettre à leur écoute. Par exemple, en France, certaines collectivités emploient des agents chargés de la collecte des déchets ou de la distribution des repas, souvent moins diplômés. Ces personnes font partie de ces profils qui se tiennent à l’écart de l’action publique, bien qu’ils y contribuent activement. Ce sont des relais précieux pour écouter les préoccupations de celles et ceux qu’on entend le moins.

« La démocratie participative ne permet pas de résoudre cet enjeu de la redistribution de la parole. Il y a des voix que nous n’arrivons plus à entendre. Pour y remédier, il faut réussir à se mettre à leur écoute. »
Manon Loisel
Assemblée Citoyenne Nationale - 2025 Voir l'image en grand open gallery

© Caroline Krajcir

N. S.

Notre expérience en Suisse est bien différente. Sur une quinzaine d’assemblées citoyennes que nous avons organisées ou accompagnées, le tirage au sort a toujours permis de recruter des personnes qui ne participent jamais ou très rarement aux élections ou référendums, voire des personnes sans diplôme universitaire. Il est clair que les personnes qui participent déjà souvent aux élections et qui sont au bénéfice d’un bachelor ou d’un master répondent plus facilement favorablement. Et c’est justement pour corriger ce biais d’auto-sélection qu’il faut procéder à un deuxième tirage au sort par quotas, pour garantir la présence suffisante de la première typologie de personnes. Nous constatons aussi une forte proportion de femmes et de personnes d’origine immigrée qui répondent positivement une fois tirées au sort. Or, il s’agit de catégories sous-représentées dans les élections et les parlements. Je ne dis pas que le tirage au sort est une panacée miraculeuse, mais il permet quand même d’intégrer davantage des personnes qui sont d’habitude loin de la politique.

En tout cas, il faut se poser cette question : quelle serait l’alternative pour obtenir une meilleure participation des catégories sous-représentées en politique ? Quant au problème de la « redistribution de la parole », il est certainement légitime, mais il ne faut pas non plus exagérer sa portée. Il faut s’assurer qu’une équipe de facilitatrices et facilitateurs professionnels veille à ce que chacune et chacun puisse s’exprimer suffisamment, en évitant que des membres de l’assemblée ne dominent les débats. Notre expérience est là aussi positive.

Les démocraties souffrent donc d’un problème d’écoute plutôt que de participation ?

M. L.

Oui. On met l’accent sur le fait de redonner la parole aux citoyens, alors que les institutions sont enfermées dans des formes de surdité. Elles ne prêtent pas attention à ce que les citoyens expriment déjà dans des cadres non institutionnalisés. Le fait que la collectivité soit toujours en train d’essayer d’organiser son propre panel, sa propre assemblée, son propre budget participatif, ne permet pas aux acteurs publics de se rendre suffisamment attentifs à ce qui se joue déjà dans les pétitions, sur les ronds-points ou à proximité des cours d’école. Il y a une sorte de tiraillement dans cette collectivité qui passe son temps à tendre le micro, mais qui a les oreilles bien fermées.

N. S.

Oui, il y a toujours un risque que ceux qui détiennent le pouvoir fassent la sourde oreille. C’est la raison pour laquelle je plaide en faveur de l’institutionnalisation des assemblées citoyennes tirées au sort, afin qu’elles aient une véritable place dans nos systèmes de gouvernance et qu’on ne puisse pas les ignorer, même en se bouchant les oreilles !

Ces formes de démocratie participative s’organisent souvent à la marge du pouvoir. Est-ce une autre limite de ces dispositifs ?

M. L.

C’est en effet un problème important. En France, la démocratie participative ne peut pas fonctionner parce qu’elle reste anecdotique par rapport aux lieux où s’exerce réellement le pouvoir. Par exemple, la Convention citoyenne pour le climat, qui se voulait être un potentiel contre-pouvoir, n’avait pas d’autre mandat que celui donné par le président Macron. Ce n’était donc en rien un contre-pouvoir. Elle était, en plus, en marge des lieux où se prennent les décisions dans une démocratie représentative. Le drame, finalement, c’est que nous avons énormément d’organismes, de militants ou encore de think tanks qui se battent pour la démocratie participative, mais personne n’essaie de réinventer cette démocratie représentative.

« Le tirage au sort a réellement changé la donne. Il permet d’atteindre les personnes habituellement inaccessibles. »
Nenad Stojanović

En Suisse, la situation ne semble pas aussi désespérée…

N. S.

Il y a une grande différence entre les expériences menées en France et en Suisse. Depuis la réforme dite du New Public Management, les administrations publiques cherchent à être plus à l’écoute des citoyens. Cette réforme vise à transformer l’administration en un véritable service au citoyen qui dépasse le paradigme de la caste des fonctionnaires. Il s’agit en quelque sorte de rendre des comptes aux citoyens. À ce titre, les administrations publiques ont commencé à mener des actions dites de participation, notamment autour de nouveaux règlements pour la planification du territoire, auxquelles on invitait les gens du quartier à participer. Pendant longtemps, les actions participatives se sont bornées à ce type de démarche. Leur succès était limité : peu de monde participait et il s’agissait souvent des mêmes personnes qui revenaient à chaque fois. Plus ennuyeux encore : il y avait souvent une surreprésentation des groupes d’intérêts, qui cherchaient à influencer le déroulement de la concertation. Je pense que le tirage au sort a réellement changé la donne. Il permet d’atteindre les personnes habituellement inaccessibles. En Suisse, nous avons environ 10 % de retours positifs. Certes, 90 % disent non. Mais il s’agit de s’impliquer pendant au moins deux week-ends, ce n’est pas rien ! Quand on met ça en regard du peu de monde qui participe à des élections, il me semble que ce résultat est tout de même intéressant.

Comment faire en sorte que ces dispositifs consultatifs, sans pouvoir décisionnel, aboutissent malgré tout à un changement ?

M. L.

Il faut trouver le bon équilibre entre ces démarches participatives et consultatives qui servent à faire passer des messages et une approche plutôt centrée sur les contre-pouvoirs. Cette approche, que le sociologue Pierre Rosanvallon appelle contre-démocratie, consiste à faire entendre les voix des associations et des collectifs qui interpellent le pouvoir. En faisant remonter les problèmes au niveau du politique, il s’agit de faire en sorte que le pouvoir ne puisse plus faire l’économie de l’écoute. La question de l’écoute se trouve en effet au cœur de la crise démocratique. Et, en même temps, il est un peu naïf de penser que l’écoute suffit à opérer un changement de l’action publique. Qu’est-ce qui fait que quand un élu écoute un point de vue citoyen, il s’ensuive une transformation, contribuant à éviter une frustration des citoyens ? Car, dans la réalité, lorsqu’ils considèrent leur impact, les participants à de telles démarches se disent souvent : « Tout ça pour ça ? » Si bien que le risque est de voir ces démarches participatives créer encore plus d’incompréhension. Le politique doit s’engager à mieux expliquer comment ce qu’il a entendu fait ensuite bouger les lignes et changer des orientations. Il y a un véritable besoin de mise en dialogue entre expression participative et pouvoir.

« Il s’agit de faire en sorte que le pouvoir ne puisse plus faire l’économie de l’écoute. La question de l’écoute se trouve en effet au cœur de la crise démocratique. »
Manon Loisel
N. S.

Il faut essayer d’avoir un dialogue avec le monde politique avant que les travaux commencent, pour obtenir un engagement de sa part. À Genève, en 2021, nous avons mené un forum citoyen sur le développement territorial du canton pour qu’il prenne en compte la sauvegarde de la biodiversité. Ce forum était voulu par l’administration cantonale. Nous avons insisté sur le fait que le ministre cantonal devait s’engager, avant le début des travaux, et dire ce qu’il allait advenir des résultats des délibérations. Le ministre a promis d’analyser en détail les résultats, puis de les transmettre à l’administration pour qu’elle puisse faire un retour et décider des propositions qu’elle allait prendre en compte, tout en donnant les raisons de son renoncement aux autres propositions. Pour éviter les déceptions, l’essentiel est d’être clair. Et je crois que cette écoute est le maximum de ce que nous pouvons obtenir de la part d’une autorité élue : on ne peut pas exiger que tout ce qui a été décidé par un panel tiré au sort soit ensuite mis en œuvre.

RTS – 19h30 – 2025 – Journaliste : Hannah Schlaepfer

Dans le cadre de l’Assemblée citoyenne nationale, nous avons par exemple créé un groupe d’accompagnement politique. Les représentants des plus grands partis politiques suisses en font partie, y compris la présidente de la commission santé du Conseil national. L’Office fédéral de la santé publique a également participé aux travaux d’un des week-ends de discussion. La ministre en charge de la santé était aussi présente lors de l’événement public de présentation des résultats des délibérations. Nous avons dès lors fait tout ce qui était en notre pouvoir pour intégrer le monde politique à la démarche. Mais évidemment, à la fin, il reste libre de faire ce qu’il veut des résultats.

Mais comment aller plus loin pour améliorer l’efficacité de ces démarches participatives ?

N. S.

Dans le contexte suisse, il faudrait se demander s’il existe un moyen d’institutionnaliser ces démarches. Pourrait-on avoir un organe composé de citoyennes et citoyens qui fasse partie des institutions d’un canton ou de la Confédération ? L’objectif serait d’ancrer le panel citoyen dans le paysage politique suisse. Les modalités seraient à définir, car il en existe plusieurs : des plus radicales, à savoir celles qui prévoient qu’un organe tiré au sort ait les mêmes compétences décisionnelles qu’un organe élu, aux plus légères, qui prévoient seulement un rôle consultatif au panel tiré au sort, avec le risque d’avoir une légitimation du pouvoir en place et un usage alibi du savoir citoyen. Il faut dès lors trouver un chemin médian, par exemple en insérant le panel citoyen dans le système de démocratie directe déjà existant. Un organe permanent tiré au sort pourrait, par exemple, avoir les mêmes compétences qu’un comité d’initiative populaire : il serait alors en mesure de proposer une réforme au Parlement, qui déciderait ensuite d’entrer en matière, de la refuser ou de proposer un contre-projet. Par la suite, cet organe pourrait décider de s’arrêter là ou de soumettre sa proposition au vote populaire. Un autre défi, à mon avis, est de travailler la méthode de sélection des participants. On pourrait proposer à l’ensemble de la population d’une ville de s’inscrire sur une liste pour faire partie d’un organe citoyen. Les personnes seraient ensuite tirées au sort parmi celles et ceux qui ont répondu. Il pourrait aussi y avoir des formes de sélection mixte. Quelle que soit la méthode, l’essentiel doit être de faire tout ce qui est possible pour intégrer dans le processus les personnes qui, d’habitude, ne participent pas à la vie démocratique.

« Quelle que soit la méthode, l’essentiel doit être de faire tout ce qui est possible pour intégrer dans le processus les personnes qui, d’habitude, ne participent pas à la vie démocratique. »
Nenad Stojanović
M. L.

Pour moi, il s’agit de troquer un idéal de représentativité contre un idéal de redistribution. Il existe de nombreux endroits où les gens peuvent s’investir en politique. Si de l’argent et de l’énergie doivent être mis quelque part, ce doit être dans des dispositifs qui permettent d’écouter les personnes qu’on n’entend jamais. En réalité, on en revient à l’enquête sociologique. La question devient alors : avons-nous besoin d’assemblées consultatives ou de bonnes enquêtes sociologiques qui nous permettent de bien comprendre ce qui se joue dans nos sociétés contemporaines ? Peut-être les deux. Mais, aujourd’hui, trop de poids est mis du côté de la participation et un nouvel équilibre doit être trouvé pour faire entendre toutes les voix que nous n’écoutons plus.

 

Forum et manifeste citoyen sur le système de santé

En Suisse, les évolutions du système de santé échappent en partie au contrôle démocratique. La répartition des ressources financières - plus de 90 milliards de francs annuels consacrés aux dépenses de santé - résulte principalement de la confrontation d'intérêts contradictoires sans que les citoyennes et citoyens soient forcément consultés ou impliqués dans les discussions et décisions prises. Convaincue de l’importance de favoriser les conditions d’un dialogue citoyen dans le domaine de la santé, la Fondation Leenaards a soutenu, courant 2024, la mise en œuvre d’un forum citoyen sur le système de santé en collaboration avec l’association Demoscan, spécialisée dans la mise en place d’assemblées citoyennes. Une démarche inédite en Suisse romande, menée en amont de l’Assemblée citoyenne nationale (voir ci-dessous), qui a abouti à l’élaboration d’un manifeste citoyen porté par les 25 participant.e.s, sélectionné.e.s pour représenter la diversité de la population romande.

Dans un cadre neutre, après avoir échangé sur les principaux enjeux avec des expert.e.s (des représentant.e.s du monde médical, des assurances, du milieu académique et des patient.e.s), les personnes engagées dans le processus ont pu partager leurs préoccupations et débattre librement. Elles ont ensuite, de manière consensuelle, défini les thématiques considérées comme prioritaires et approfondi les discussions pour formuler des pistes concrètes visant à transformer le système de santé. Les débats ont été menés et animés par le professeur Nenad Stojanović (Université de Genève) et la facilitatrice Christiane Amici Raboud, de l’association Demoscan.

À l’issue de ce processus, les participant.e.s ont élaboré un manifeste citoyen proposant de nombreuses pistes pour transformer le système de santé. Comme souligné dans la conclusion de ce manifeste, elles et ils appellent à « une transformation profonde : passer d’un système de soins à un véritable système de santé, centré sur la prévention et la solidarité […]. Les mesures proposées visent un impact concret sur le bien-être collectif, tout en promouvant une approche holistique de la santé, considérant le ou la patient.e dans sa globalité. »

La Fondation Leenaards a soutenu cette initiative afin de favoriser un dialogue renouvelé entre les citoyennes et citoyens et les acteurs du système de santé, dans le but de contribuer à bâtir un système plus équitable, durable et à l’écoute des besoins réels de la population.

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Une Assemblée citoyenne nationale pour repenser le système de santé

Comment réformer notre système de santé pour qu’il mise davantage sur la prévention et la promotion de la santé ? C’est à cette question que 100 citoyen.ne.s tiré.e.s au sort – représentant la diversité linguistique et socio-économique de la population suisse – ont tenté de répondre en novembre 2024, février et mars 2025. Réuni.e.s dans le cadre de la première Assemblée citoyenne nationale, elles et ils ont débattu durant trois week-ends, accompagné.e.s par des expert.e.s et des représentant.e.s politiques. Un projet inédit en Suisse, à la croisée de la démocratie participative et de la recherche scientifique, porté par les politologues Nenad Stojanović (Université de Genève) et Daniel Kübler (Université de Zurich), avec l’ambition de donner un nouvel élan à la participation citoyenne dans les décisions publiques.

La thématique n’a pas été choisie au hasard. Le processus de sélection a suivi une méthodologie rigoureuse. Tout a commencé par l’élaboration d’une liste de douze sujets, construite à partir de sondages annuels portant sur les préoccupations majeures de la population suisse. « Ces thématiques ont ensuite été présentées aux partis représentés aux Chambres fédérales, pour s’assurer de leur résonance dans le débat politique. Il ne fallait pas choisir un sujet complètement déconnecté de cette communauté, afin de maximiser l’impact », explique le professeur Nenad Stojanović. Les partis ont ainsi retenu cinq thématiques : les relations entre la Suisse et l’Union européenne, la réforme des rentes de l’assurance vieillesse, l’approvisionnement énergétique, la neutralité de la Suisse et les coûts de la santé.

Ces cinq propositions ont ensuite été soumises au vote des 27’000 personnes sollicitées pour composer l’Assemblée citoyenne. Le résultat a été sans appel : plus de 45 % des répondant.e.s ont désigné les coûts de la santé comme leur priorité, loin devant les autres sujets (qui ont obtenu entre 10 à 15 % des votes). Les 100 citoyen.ne.s du panel ont ensuite été invité.e.s à débattre de la manière de réformer le système de santé. Très vite, les enjeux de prévention et de promotion de la santé se sont imposés comme des priorités dans les échanges.

Le processus de travail a été structuré en plusieurs étapes. Après une introduction thématique lors du premier week-end, les participant.e.s ont approfondi leurs connaissances lors de réunions en ligne, avant de débattre de leurs idées avec des acteur.trice.s politiques et des expert.e.s du système de santé lors du deuxième week-end. Le troisième et dernier week-end a permis la finalisation des recommandations.

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© Caroline Krajcir

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