Invités

Vincent Baudriller

Stefan Kaegi
Dialogue
Dans ce contexte polarisant, comment ce lieu de création artistique propice aux échanges sociaux peut-il rester un espace de réflexion et d’expériences partagées, malgré nos divergences ? Comment peut-il répondre à ce besoin humain si pressant de la rencontre sans faux-semblants ni censure ? Pour aborder ces sujets, nous avons réuni Vincent Baudriller, actuel directeur du Théâtre de Vidy-Lausanne, et Stefan Kaegi, metteur en scène suisse et cofondateur du collectif Rimini Protokoll, réputé pour son travail avec des expert.e.s, c’est-à-dire nous toutes et tous, et son théâtre documentaire. Au moment où les types d’interactions prolifèrent, le théâtre peut-il garder sa place au cœur de la société ? Parvient-il à interroger ses formes et à maintenir son statut de laboratoire sociétal si essentiel à la démocratie ? Échange.
Anne Fournier
Depuis de nombreuses années, vos lignes de vie et de création se croisent régulièrement. Alors j’ai envie, pour commencer, de vous poser la même question : pourquoi avoir choisi le théâtre, son « ici et maintenant » ?
Stefan Kaegi
Regardez autour de nous : nous passons de plus en plus de temps devant notre ordinateur, dans des bulles individualistes. Pourtant, il y a, je crois, aujourd’hui plus que jamais, le besoin de vivre avec les autres, de confronter des points de vue, de créer du sens. Le théâtre offre cette possibilité. Pour cette raison, quand je crée, j’évite de cacher le public dans le noir, comme dans le théâtre dit « classique », où l’on fait comme si la spectatrice ou le spectateur devait oublier qu’il est là, assis avec d’autres. Je recherche l’inverse. D’ailleurs, aujourd’hui, beaucoup de formes veulent rendre mutuellement visibles le spectateur et l’acteur ; elles veulent inclure le public dans la pièce, comme participant du jeu.
Je me tourne vers le directeur d’une institution, programmateur et aussi initiateur de laboratoires théâtraux. Vincent Baudriller, quel rôle assume aujourd’hui le théâtre, au moment où les rapports humains basculent dans le tout digital ?
Vincent Baudriller
Le théâtre a cette singularité dont parle Stefan. C’est un art du présent, le présent de la représentation. Le théâtre, c’est aussi un bâtiment qui accueille cette représentation, c’est le dispositif même de la rencontre. Ce rituel qui rassemble, dans un même lieu et dans un même temps, fait la singularité de l’art théâtral depuis l’Antiquité, depuis les Grecs. Une communauté se crée grâce à un art destiné à saisir le temps présent. Comment représenter ce présent, comment le questionner et comment partager cet échange entre les artistes sur scène et le public dans la salle ? Telles sont les grandes questions que pose le théâtre, cet art qui acquiert, dans l’époque que nous vivons, une valeur de plus en plus précieuse. Alors que la digitalisation et l’intelligence artificielle bousculent nos rapports au monde et aux autres, le théâtre, cet «ici et maintenant», se révèle une «niche» très singulière avec son humanité. En même temps, ce genre artistique a aussi toujours su se réinventer et s’enrichir, grâce notamment aux nouvelles technologies, particulièrement pour le son et la vidéo ces dernières décennies. Il a su aussi développer de nouvelles formes, à l’image de celles inventées par Stefan Kaegi avec son «théâtre documentaire», que je préfère appeler «théâtre d’enquête», et avec de nouveaux dispositifs où il réinvente la relation entre l’œuvre et le public.
Stefan Kaegi, depuis vos débuts, vous bouleversez les codes, questionnez le rapport entre fiction et réel. On a parlé de théâtre documentaire, ou théâtre d’enquête, avec des agents du réel, des spectateurs-acteurs. Que recherchez-vous avec cette démarche ?
J’ai toujours aimé mener des enquêtes, rencontrer des gens issus d’autres univers que le mien, avec des opinions différentes. J’aurais pu être journaliste, écrire ce que ces personnes transmettent. Mais avec le théâtre documentaire ou d’enquête, je conserve l’immédiateté de la rencontre, celle qui se déroule dans les espaces mêmes où elles ont lieu, comme dans Paysages partagés, où la rencontre a impliqué des non-humains, des arbres, etc. Parfois, cette rencontre peut aussi concerner des individus jusque-là encore peu familiers avec l’univers du théâtre. À mes yeux, cette rencontre est plus durable pour les spectatrices et spectateurs qu’un texte de journal. Une partie du processus se joue dans la transformation du réel en quelque chose qui est certes immédiat, mais qui est tout de même retravaillé. Cette forme d’art est modelée par le metteur en scène que je suis, mais aussi par la personne qui partage son histoire.
© Chloé Cohen
Vincent Baudriller, vous avez un jour souligné « la grande curiosité du monde » de Stefan Kaegi, de son théâtre d’enquête. C’est ce rapport au réel qui vous a convaincu ?
Oui, j’ai aimé cette façon de convoquer le présent, d’interroger le réel et d’en faire un sujet de réflexion avec le public. Il y avait là une nouvelle façon d’aborder le théâtre : des personnes du réel qui ne sont pas des actrices et acteurs sont conviées mais, au-delà de leur témoignage, il y a la construction d’une réflexion, d’un débat.
Si on prend l’exemple de Nachlass – Pièces sans personnes, où il y a eu ces rencontres avec des individus qui choisissent de préparer leur mort, de nombreuses personnes ont été interrogées au départ, et huit choisies finalement. C’est cette diversité des réflexions sur la mort et sur ce qu’on laisse derrière soi qui a fait la richesse de la pièce. Un débat se joue.
On travaille avec des gens du réel, mais on les met en scène, tout se construit selon le regard d’un metteur en scène. Y a-t-il encore liberté ?
V. B.
Oui, ce n’est pas de l’instrumentalisation. La mise en dialogue des expériences, des regards, des expertises différentes sur un même sujet est organisée par la mise en scène, tout en respectant la parole de chacune et chacun. Dans Ceci n’est pas une ambassade (Made in Taiwan), on retrouve trois personnes taïwanaises de générations et d’expériences différentes. Au-delà de leur témoignage, le cœur du spectacle est la rencontre de ces trois personnes qui racontent différemment l’histoire de Taïwan. De cette contradiction naît un débat qui fait de cette expérience un spectacle passionnant sur la démocratie. Comment crée-t-on une nation, comment se crée une ambassade quand on a une expérience différente de l’histoire et de son propre pays ? Autre interrogation sous-jacente : des personnes d’opinions opposées peuvent-elles parvenir à se mettre d’accord en vue d’un objectif commun ? La richesse du spectacle tient dans la rencontre de ces trois destinées. Dans ce projet, le processus de travail pour l’équipe comme la représentation pour le public ont été de véritables expériences de démocratie.
Cette forme de réflexion liée au réel se distingue de cet engagement que vous menez, vous, Vincent Baudriller, comme directeur de théâtre, avec des thèmes très actuels comme l’invasion de l’Ukraine ou le drame de Gaza. La fiction ne suffit-elle pas pour engager la réflexion ?
V. B.
Ici, au Théâtre de Vidy à Lausanne, comme précédemment au Festival d’Avignon, nous avons essayé de placer l’institution théâtrale au cœur de la cité. On revient aux origines antiques du théâtre comme lieu du débat et de responsabilité politique, un lieu où l’on vient partager une réflexion stimulée par des œuvres d’art, que ce soit à travers des textes qui nous relient à l’histoire ou par des formes nouvelles qui nous ancrent dans le présent. Les œuvres doivent provoquer une expérience sensible du monde pour le public, qui doit ensuite pouvoir la partager avec d’autres à l’issue de la représentation.
Le théâtre peut donc toujours avoir une position, une opinion, même dans l’époque fortement polarisée qui est la nôtre ?
V. B.
Un théâtre n’est pas un parti politique, mais il peut être engagé dans le débat public. Il s’agit de partager des expériences sensibles, de confronter l’individu à des regards sur le monde proposés par des artistes, à des voix qui ne sont parfois pas entendues. Si je prends l’exemple des Rencontres artistiques pour la Palestine en juin 2024, nous avons invité des artistes palestinien.ne.s à présenter leur spectacle ou leur film, puis nous avons organisé des rencontres et débats avec elles et eux et le public. Une réalité de ce qui se passait à Gaza et en Palestine pouvait être entendue. Mais cela s’est fait d’abord par l’intermédiaire d’un geste artistique. Dans la même saison, nous avons aussi fait entendre des voix artistiques kurdes et taïwanaises, autres peuples privés de parole diplomatique officielle. Le théâtre peut être une porte ouverte sur le monde, précieuse pour sortir de ces confrontations polarisées.
S. K.
Je crois qu’il est essentiel de ne pas positionner l’institution dans un camp ou dans l’autre. À cet égard, avec la tragédie de Gaza, il y a eu beaucoup de pression en Allemagne, on en a beaucoup débattu. Des pressions politiques ont été ressenties.
Est-ce que chaque théâtre doit lever son drapeau, choisir son camp ? Je ne crois pas. Si l’on va dans cette direction, on ramène alors le théâtre à ce qu’il était à l’époque du dramaturge allemand Lessing, au XVIIIe siècle : une institution morale, qui veut éduquer les incultes. Il faut oublier cette conception !
Cela ne signifie pas qu’il faut se retirer dans un petit jardin et rester concentré sur ses propres problèmes. Mais il faut utiliser cet espace comme une plateforme politique pour permettre l’émergence du plus d’opinions possible. Débattre, mais aussi écouter.
Ce fut le grand défi avec la pièce sur Taïwan : inciter à s’écouter, à cesser les insultes. On a donc inventé ce petit bout de carton montré au public intitulé « I disagree » pour manifester son désaccord entre actrices et acteurs : «Ok, je ne suis pas d’accord avec toi, mais je suis prêt à te laisser parler et finir ta phrase avant de crier.»
© Claudia Ndebele
Quelle était votre ambition avec cette pièce ? Mettre en relation, faire progresser cette discussion politique, c’est aussi une prise de pouvoir en soi, non ?
S. K.
Le conflit est une des grandes sources d’inspiration du théâtre. Il est intéressant de pouvoir en témoigner, mais aussi, je trouve, de ne pas le juger. Il s’agit de toujours chercher des témoignages, différents angles de vue, des éléments de contradiction, aussi. La représentation théâtrale offre alors des sortes de modélisation pour aborder les sujets complexes. Prenons l’exemple du trafic d’armes. Avec Situation Rooms, on a abordé ce thème dans un jeu de rôles en mouvement. Le public y rencontre divers acteurs de cet univers et se glisse dans la peau des protagonistes pour un temps limité. Il entend le témoignage d’un soldat israélien engagé dès sa jeunesse dans l’armée et forcé de prendre des décisions, l’arme à la main. Sept minutes plus tard, il rencontre un réfugié syrien, avec son histoire et ses espoirs. Puis il écoute un délégué de Médecins Sans Frontières. Finalement, c’est l’exposition d’une dialectique qui fait progresser la discussion.
Le théâtre n’a-t-il pas le devoir de garder une certaine distance pour contrer ce risque de se perdre dans le jeu ? Revenir au principe cher à Bertolt Brecht, la distanciation, surtout aujourd’hui, où la polarisation marque les opinions ?
S. K.
L’idée de la distance est une conception très intellectuelle du théâtre, avec un texte qui cherche d’abord à comprendre rationnellement, à faire un travail de catharsis… Je ne nie pas ce rôle, mais il doit aussi y avoir dans le théâtre une part dionysiaque. Actuellement, je sens ce désir très fort d’une expérience physique, corporelle, notamment chez les jeunes. Je viens d’ailleurs de travailler sur une chorégraphie avec des danseurs et le public assis face à un grand miroir. Ce public peut bouger s’il le souhaite, et il se voit, tout le monde se voit. Au début, j’ai craint que les personnes plus âgées ne refusent la démarche. Pourtant, ce sont précisément elles qui ont trouvé le plus d’intérêt dans cette expérimentation avec leur corps, à vivre quelque chose de collectif.
V. B.
On revient à la question du début, la singularité du théâtre. C’est une expérience autant intellectuelle que physique. Quand on est dans une salle et qu’on est spectatrice ou spectateur, on est avec les autres. Il y a une dimension humaine qui se vit.
Ce lien entre la perception sensible et la perception physique de la spectatrice ou du spectateur dans ce dispositif-là est très singulier. Il est donc intéressant de multiplier ce type d’expériences, avec des formes qui vont impliquer différemment le public, qu’il se retrouve dans un camion ou devant un miroir.
© Claudia Ndebele
Reste que, dans le monde qui est le nôtre, on a plutôt tendance à se faire une opinion ou à débattre derrière son écran…
V. B.
Nos démocraties sont mises à mal, c’est vrai. Regardez ce qu’on voit aux États-Unis ou dans d’autres pays, où l’appareil démocratique est détourné pour donner place à des abus de pouvoir et à une polarisation violente des débats publics. Face à ce contexte, l’expérience sensible et humaine partagée au théâtre est primordiale. À son échelle, elle permet d’être ensemble, de parler du commun, de débattre dans la diversité et d’entrer dans la complexité des sujets.
Quand l’ambassade de Chine en Suisse réagit contre la pièce de Stefan Kaegi qui concerne Taïwan, est-ce le signe que ce microcosme qu’est le théâtre conserve du pouvoir ?
S. K.
J’aimerais qu’on puisse jouer cette pièce en Chine aussi. Mais je ne fais pas du théâtre pour provoquer et ensuite me réjouir des oppositions. Ce spectacle cherche à incarner la démocratie dans cet espace protégé du théâtre. Quelque chose y prend forme. Bien sûr, cela peut provoquer des frictions en dehors du théâtre, car, ne l’oublions pas, il se trouve dans le monde, dans la réalité. C’est là qu’il y a, à l’heure actuelle, quelque chose de troublant : où va-t-on avec ce que nous vivons et voyons ? Je m’explique : tous les trois, nous avons vécu dans une époque où le théâtre était une forme d’art souvent radicale qui voulait aller plus loin que la société, pour troubler le public. En Allemagne, j’ai grandi avec les créations de Christoph Schlingensief qui, sans arrêt, dépassaient les codes du politiquement correct, questionnaient nos références. Aujourd’hui, des politiques adoptent des attitudes qui, en termes de politically incorrect, dépassent toute forme de représentation. L’art se trouve alors, comme la société, en état de sidération. Et c’est un défi pour les prochaines années : doit-on être encore plus radical que les politiques ? Pour l’heure, je n’ai pas la réponse.
Autrement dit, vous vous demandez avec quel langage il faut répondre à cet extrémisme politique … mais là se cache aussi la question de la liberté d’expression. Redoutez-vous une pression à ce niveau ?
V. B.
Je me souviens du spectacle de Vincent Macaigne créé en 2017 à Vidy, intitulé Je suis un pays, un spectacle tornade, qui racontait un pouvoir violent relié aux médias et aux divertissements. À l’époque, certains l’avaient jugé exagéré et délirant. Or c’est exactement ce que l’on vit aujourd’hui avec Trump et Musk. L’image du président argentin Javier Milei offrant une tronçonneuse à Elon Musk aurait pu faire partie des images grotesques convoquées dans ce spectacle il y a huit ans ; il est désormais rattrapé par la réalité ! Le dévoiement de la démocratie auquel nous assistons donne encore plus d’importance à l’espace de liberté que représente le théâtre, à cette capacité de ressentir collectivement les émois du monde, à partager de nouveaux imaginaires. S’il n’est, par exemple, pas possible de créer une ambassade de Taïwan aujourd’hui en Suisse, cela l’est au théâtre. Mais cette liberté est fragile, même dans notre pays. Les Rencontres artistiques pour la Palestine auraient été beaucoup plus compliquées à réaliser en Suisse alémanique ou en Allemagne. Si le théâtre doit rester « subversif », c’est pour profiter de cette liberté-là.
Est-ce que la scène peut vraiment rester un espace de liberté d’expression ?
V. B.
Le théâtre doit pouvoir accueillir une pluralité de voix, même transgressives ou provocantes, faire entendre des voix peu audibles, et nourrir des réflexions et des débats. Il le fait à une échelle modeste, mais avec une dimension symbolique importante. Il doit être un espace d’élaboration et de développement d’une dialectique. Cette saison, nous avons présenté Sagrada Familia, la création de Nathalie Lannuzel, qui a choisi le théâtre pour parler de sa propre expérience de l’inceste, un sujet encore trop tabou en Suisse. Le courage de sa prise de parole via une œuvre théâtrale a reçu un grand écho médiatique ; le théâtre a eu un rôle de caisse de résonance essentiel.
Aujourd’hui, nous sommes confrontés à une réalité qui n’est plus un tabou, mais qui bouscule les consciences, celle du réchauffement climatique. Comment le théâtre peut-il aider à répondre à ce défi ?
V. B.
C’est devenu un sujet essentiel, tant pour la scène qu’au sein du dispositif technique et humain du théâtre. Il s’agit de se réinventer, de s’interroger sur ses usages pour développer des nouvelles formes de créations plus conscientes de ces enjeux. Avec notre projet du « Théâtre des futurs possibles », créé en 2018, nous avons par exemple réuni, trois années de suite, des philosophes avec des artistes et des scientifiques. Nous avions constaté un décalage entre la connaissance que certains avaient de l’épuisement des ressources et de la catastrophe climatique en cours et la difficulté de pouvoir la partager avec le plus grand nombre. Nous avons pensé qu’il serait intéressant d’inciter des collaborations entre chercheuses ou chercheurs et artistes pour inventer des récits nourris par ces connaissances. Six ans après, on doit constater que le monde a malheureusement poursuivi son chemin dans la mauvaise direction dans sa gestion des questions climatiques, il faut donc continuer de travailler et d’inventer de nouveaux récits et de nouveaux dispositifs pour toucher le public. Et puis nous devons répondre à des problématiques concrètes qui touchent directement nos activités : comment produire des spectacles et organiser des tournées internationales en minimisant les impacts écologiques ? Toutes ces réflexions et ces expériences se sont prolongées avec l’escapade artistique Paysages partagés, proposée par Stefan Kaegi et Caroline Barneaud, du Théâtre de Vidy. Ils ont demandé à sept équipes artistiques d’explorer leur relation à la nature, au vivant et au paysage, pour créer ensemble une expérience immersive de sept spectacles dans des champs et forêts de Lausanne, avant de les recréer dans plusieurs villes européennes, en collaboration avec des artistes locaux.
© Chloé Cohen
S. K.
Oui, cela a nourri beaucoup d’échanges entre scientifiques et artistes, qui apprécient de se retrouver pour collaborer sur de tels projets. Paysages partagés a été réalisé dans le cadre du projet européen intitulé Performing Landscape. Des chercheurs en urbanisme, en biologie ou en sociologie ont étudié notre démarche à travers différents paysages. À mon avis, cette interaction avec les scientifiques doit rester une priorité. En ce moment, je prépare, à Zurich, un spectacle avec des enfants, qui simulent une sorte de gouvernement mondial. Cette transmission générationnelle pour imaginer le futur est, je crois, tout aussi essentielle. Ce sont eux qui vivront ce futur.
S’associer à cette narration des scientifiques, est-ce un moyen de répondre aux critiques qui dénoncent une prise en otage du public, à celles et ceux qui estiment ce narratif sur l’écologie unidimensionnel ?
V. B.
Nous n’aimons pas entendre que nous allons vers un risque d’effondrement, mais je crois qu’il ne faut pas le taire non plus. Encore une fois, le théâtre n’a pas pour vocation d’imposer une morale ou un discours politique, mais plutôt d’offrir un espace où des artistes peuvent se réunir pour réfléchir à ce qui se passe, comprendre les enjeux d’aujourd’hui et leurs complexités et partager leurs réflexions avec des formes esthétiques appropriées. Avec Paysages partagés, pour reprendre cet exemple, nous sommes sortis des murs du théâtre pour partager cette démarche. À Lausanne, nous avons rejoint les forêts de Chalet-à-Gobet pour rencontrer des paysans, des villageois, aller vers des figures qui ne se seraient pas forcément déplacées jusqu’à Vidy. C’est un moyen aussi d’élargir notre public.
© Chloé Cohen
C’est pourtant une critique très entendue que le théâtre reflète une élite, souvent de gauche, qui ne comprend plus les attentes de la majorité, celle qui ne va pas au théâtre. Comment y remédier, ouvrir ce public ?
V. B.
Il faut prendre ces critiques avec prudence. L’idée d’un tel public, c’est une vision de personnes qui ne fréquentent pas souvent les théâtres publics. Le théâtre n’est pas réservé à une élite. Je constate une vraie diversité à Vidy, tout comme celle que j’ai pu voir à Avignon, même s’il faut continuer de l’amplifier. Et, oui, nous devons encourager le mélange et les échanges entre générations, identités et origines diverses. Plus cette diversité se renforce, et plus l’expérience partagée est forte. C’est un énorme travail de rompre les barrières d’accessibilité, qu’elles soient économiques, culturelles ou sociales. Pour cela, nous avons mis en place des équipes de médiation et, à Vidy, nous avons aussi revu notre politique tarifaire, en offrant la possibilité de choisir le montant alloué à chaque spectacle.
Sur scène, la redéfinition des formes théâtrales, comme le fait Stefan Kaegi, ouvre aussi de nouvelles possibilités de réception. Je défends un théâtre du présent, ouvert à toutes et tous. Alors, dire que le théâtre est une forme artistique réservée à une élite ou qu’il est poussiéreux, c’est faux. Ce n’est pas ce qui se vit réellement. Notre public se renouvelle beaucoup, avec près de 40 % de nouvelles personnes découvrant Vidy chaque année. En termes générationnels, les moins de 26 ans représentent 20 % de notre public, et la proportion des autres tranches d’âge est bien équilibrée. Il existe donc une véritable dynamique d’élargissement et de démocratisation, que nous nous devons de poursuivre sans relâche.
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